
Monsieur le Président,
Mes chers collègues,
La proposition de loi que nous examinons aujourd’hui s’inscrit dans la continuité des travaux qui ont conduit à l’adoption de la loi constitutionnelle du 8 mars 2024, inscrivant dans notre texte fondateur la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse.
Cette précision ne me semble pas superflue car, à l’instar de l’avancée accomplie par la constitutionnalisation de l’IVG, le travail de mémoire que la présente proposition de loi entend initier sur le sujet des avortements clandestins constitue une initiative inédite, faisant de notre pays le pionnier d’une démarche mémorielle en faveur de la réhabilitation des femmes ayant subi les conséquences de la répression de l’avortement.
Comme nous le disait Mme Claudine Monteil, plus jeune signataire du manifeste des 343 en 1971, que nous avons auditionnée au cours de nos travaux préparatoires, aucune femme à cette époque n’aurait osé ne serait-ce qu’imaginer pareille avancée dans notre droit.
Le travail de mémoire initié par la présente proposition de loi participe donc indéniablement à la reconnaissance et au renforcement de la protection des droits des femmes, et s’inscrit dans la continuité de la proposition de loi dite Gaillot, adoptée en 2022, et la constitutionnalisation de l’IVG en 2024. Des droits pour lesquels nous ne cesserons de nous battre.
Nous devons également garder à l’esprit que ce que nous considérons appartenir à l’histoire juridique, au passé, est malheureusement, dans de trop nombreux pays, encore une réalité durement éprouvée par les femmes. Rappelons-le, toutes les 9 minutes, c’est une femme qui meure dans le monde, des suites de son avortement clandestin, soit 47000 par an.
De nombreuses législations étrangères continuent à interdire l’avortement et à emprisonner les femmes qui y ont recours, comme c’est le cas au Salvador ou au Sénégal. En Europe, des condamnations sont encore prononcées, notamment contre des militantes pour le droit à l’avortement, comme en Pologne mais aussi au Royaume-Uni ou en Allemagne.
Pour mesurer les avancées de notre droit en faveur des droits des femmes et de l’égalité entre les hommes et les femmes, il est essentiel de conserver et perpétuer la mémoire des souffrances infligées aux femmes par la pénalisation de l’avortement. Ce travail n’est pourtant pas simple, tant la honte, la solitude et l’isolement à laquelle la société les a condamnées est encore vivace dans l’esprit de ceux qui ont subi la rigueur de cette législation inique.
C’est la raison pour laquelle nous nous sommes attachés, tout au long de nos travaux préparatoires, à donner la parole à chacune des parties prenantes sur ce sujet.
Nous tenons avec ma collègue co-rapporteure à adresser nos remerciements aux personnes que nous avons entendues qui ont nourri notre réflexion et, pour certaines, ont livré de précieux témoignages, nous permettant de mesurer le désespoir des femmes à cette époque où l’avortement était non seulement un interdit juridique mais également un tabou de société. Ce tabou touchait toutes les femmes.
Cinquante ans après la loi Veil, nous sommes forcés d’admettre que nos connaissances sur le sujet des avortements clandestins sont très parcellaires. Comme il l’a été dit, il nous est impossible de mesurer le nombre des femmes victimes de la rigueur de cette législation, qui leur a coûté la vie ou les a grièvement mutilées.
Il existe certes des travaux historiques en cours, qui s’appuient notamment sur l’étude des archives judiciaires, mais ces recherches sont encore inachevées.
Les travaux menés autour du projet de l’INA, qui a recueilli 79 témoignages, pour la plupart inédits, de femmes et de personnes ayant subi ou accompagné un avortement clandestin, sont un exemple frappant de ce qu’il reste à accomplir en la matière. Ce projet a contribué à libérer une parole qui demeure trop rare et encore secrète, comme le démontre les plus de 400 témoignages spontanés reçus dans ce cadre. Il faut bien comprendre que le mot avortement était d’une certaine manière, interdit. Il était « la rumeur du quartier, la conversation à voix basse », écrivait Annie Ernaux.
Il y a donc encore beaucoup à dire et beaucoup à apprendre sur cette période héritée de notre ancien système juridique. Il est important de se souvenir de la difficulté qu’aura été ce combat pour l’obtention de cette liberté, que nous pouvons retrouver dans les quelques mots du préambule du Manifeste des 343 : « Un million de femmes se font avorter chaque année en France. Elles le font dans des conditions dangereuses, en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées, alors que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples. Je déclare que je suis l’une d’elles. Je déclare avoir avorté. De même que nous réclamons le libre accès aux moyens anticonceptionnels, nous réclamons l’avortement libre. ». Les mots de femmes courageuses, le juste qualificatif à utiliser.
Pour écouter ces femmes, les entendre et prendre en compte leur souffrance, il faut leur donner désormais la parole.
L’article 2 de la proposition de loi offre ainsi le cadre permettant de recueillir leur témoignage et de faire vivre leur mémoire par la transmission.
Cet article prévoit la création d’une commission nationale indépendante de reconnaissance des souffrances et traumatismes subis par les femmes et les personnes ayant avorté illégalement ou pratiqué des avortements clandestins avant la loi Veil mais aussi toutes celles dont la grossesse, la maternité et le destin ont été forcés.
Les dispositions de cet article n’ont été que peu retouchées par le Sénat, essentiellement pour en préciser la composition, en excluant toute vocation politique et en la recentrant sur sa vocation historique et mémorielle.
Nous considérons, avec ma collègue co-rapporteure, que ces dispositions auraient pu être mieux précisées et sans doute complétées.
Pour autant, la rédaction des dispositions de la présente proposition de loi correspond à l’objectif que nous partageons : celui de créer une mémoire collective de la lutte pour le droit à l’avortement pour ne jamais oublier l’importance de préserver et garantir les avancées accomplies en la matière. De préserver aussi la mémoire des combats de ces pionnières, de femmes courageuses qui se sont battues pour l’acquisition de cette liberté fondamentale de disposer de son corps, au nom de l’égalité.
En dépit de ce que l’on pourrait croire, cette proposition de loi n’est pas exclusivement tournée vers le passé. Elle est une initiative résolument ancrée dans notre actualité et capable de consolider les acquis de la constitutionnalisation de la liberté de recourir à l’IVG.
Ces dispositions forment un appel à la vigilance pour la génération actuelle et les générations futures, en mettant en exergue les conséquences de notre ancien système juridique. Elles répondent à une nécessité politique et historique : en reconnaissant les effets délétères d’une législation passée, « archaïque » et « contraire à la liberté de la femme », pour reprendre les propos de Gisèle Halimi, elles tracent la voie à suivre pour la législation de demain.
Pour toutes ces raisons, avec ma collègue co-rapporteure, nous souhaitons que cette proposition de loi, essentielle et fondatrice de travaux futurs plus globaux, aboutisse le plus rapidement possible. Il nous est en effet donné l’opportunité, à l’anniversaire des cinquante ans de la loi Veil, de remémorer les souffrances causées par la pénalisation de l’avortement. Nous vous appelons à la saisir et à voter cette proposition de loi en l’état, afin d’accélérer le processus législatif et de consacrer dans notre droit le devoir de mémoire qui s’impose à nous en tant que société à l’égard des femmes ayant souffert des conséquences de la pénalisation de l’avortement. Il y a urgence à adopter ce texte, au moment où la dernière génération de celles qui se sont battues pour ce droit, s’éteint.
C’est la raison pour laquelle, malgré certains questionnements à aller plus loin, nous n’avons pas déposés d’amendements sur ce texte, afin que cette proposition de loi puisse être adoptée le plus rapidement possible, à la faveur d’un vote conforme de notre Assemblée.
Parce qu’elle répond à une attente sociale forte, parce qu’elle envoie un signal symbolique important en réhabilitant toutes les femmes et les personnes injustement condamnées pour avoir pratiqué un avortement, mais surtout parce qu’elle constituera le socle de travaux législatifs futurs pour garantir un meilleur accès à l’IVG, il y a urgence à adopter cette proposition de loi. Je vous appelle donc à la voter sans modification.
Je vous remercie.