Cinq ans. Cinq ans ont passé depuis la si débattue loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées.
Fin de la répression contre les premières concernées, accompagnement vers une alternative possible, renversement de la charge pénale sur le « client » : cette loi est un tournant civilisationnel, un marqueur sans précédent dans le combat contre les violences et pour l’égalité, en phase avec les grands changements de société et l’exigence du mouvement #MeToo d’en finir avec le sexisme et le harcèlement.
Cinq ans, c’est certes un temps bien court au regard de millénaires de patriarcat. Mais au-delà de l’impatience de la voir pleinement appliquée, vient s’ajouter l’urgence. Dans un contexte sanitaire qui précarise encore plus les personnes en situation de prostitution et fait souvent office de déclencheur pour les inciter à chercher une autre voie, les associations de terrain se mobilisent, aux côtés des survivantes, pour exiger une phase 2 de l’application de la loi. Massive et énergique.
Car là où elle est appliquée, cette loi fonctionne. Toutes nous le disent : « Le parcours de sortie a changé ma vie ! ». Dans les départements qui se sont engagés, émerge une sensibilité nouvelle.
Le regard de la société a déjà changé, comme celui de la justice : abaissement du seuil de tolérance aux violences (aujourd’hui considérées comme une circonstance aggravante devant les tribunaux), augmentation des peines pour les auteurs de féminicide prostitutionnel (Nicoleta [à Rodilhan en 2018], Alaïs [à Montpellier, en 2020], récemment assassinées pour avoir opposé un refus ou exigé paiement), hausse des indemnisations pour les victimes, meilleure prise en compte de la prostitution des mineures…
Pour les mineurs, la création tout récemment d’un seuil d’âge à 15 ans en dessous duquel c’est un viol est une immense victoire, et une preuve de plus que les mentalités changent !
Si l’évolution des mentalités est réelle, l’application reste scandaleusement aléatoire sur le territoire. Et l’esprit de la loi est dévoyé. Les personnes prostituées étrangères sont menacées d’expulsion quand elles devraient recevoir l’aide élémentaire due aux victimes de violences.
Face à l’ampleur de la tâche, les moyens alloués sont dérisoires. Les « clients » continuent de bénéficier dans la majorité des régions d’une parfaite impunité. Et des arrêtés municipaux continuent de faire peser la répression sur celles qui devraient aujourd’hui en être délivrées.
Il reste tant à faire. D’autant que partout s’exprime une grande complaisance pour un prétendu « travail du sexe » qui n’est que la soumission aux diktats sexuels de celui qui a le pouvoir de l’argent.
A l’heure où les femmes se lèvent pour dire non, non aux harceleurs, non aux violeurs, le prostitueur persiste à leur extorquer un consentement factice, à leur acheter un « oui » sous la pression financière. En le pénalisant, lui qui au passage enrichit les proxénètes et trafiquants, la loi de 2016 fait sauter un « droit de l’homme » rétrograde, inscrit dans la culture patriarcale comme une prétendue nécessité quand il ne fait en réalité qu’entériner l’idée que les femmes sont là pour ça !
Cinq cent soixante-quatre personnes qui ont bénéficié d’un parcours de sortie de la prostitution (PSP), une centaine de parcours terminés, en grande majorité avec un emploi à la clé… Il en faut dix fois plus, et chaque année ! Et rien ne pourra avancer sans de vraies campagnes de sensibilisation pour qu’il soit enfin clair que les personnes en situation de prostitution ont des droits mais aussi qu’acheter un acte sexuel, c’est l’imposer.
La prostitution est une violence faite aux femmes. Il faut aujourd’hui l’intégrer aux campagnes au même titre que le viol ou les violences conjugales ; interpeller les « clients » ; développer massivement l’éducation affective et sexuelle auprès des jeunes. Enfin, fournir un effort financier à la hauteur de l’enjeu : 2,4 milliards d’euros sur dix ans seraient nécessaires pour que 40 000 personnes en situation de prostitution trouvent enfin leur place à part entière dans la société. Rappelons que selon l’étude Prostcost, le préjudice économique et fiscal de la prostitution s’élèverait à 1,6 milliard d’euros par an.
Plus que jamais, nous tenons à défendre cette grande loi abolitionniste, trop souvent mal comprise. Et à lever un malentendu. Ceux que met en accusation l’abolitionnisme, ce ne sont pas les personnes prostituées mais bien ceux qui les exploitent, proxénètes et clients prostitueurs, que ce soit pour le profit financier ou pour de prétendues pulsions sexuelles. C’est le conservatoire des stéréotypes et des inégalités que les uns et les autres entretiennent. C’est le sexisme et le racisme qui en sont le lot quotidien.
En 2021, qui osera dire que la société #MeToo peut encore vivre avec cet anachronisme ?
Christine Delphy, sociologue ; Guillaume Gouffier-Cha, député LRM ; Rosen Hicher,survivante de la prostitution ; Emmanuelle Piet, Collectif féministe contre le viol ; Karine Plassard, militante féministe ; Ernestine Ronai, militante féministe contre les violences faites aux femmes ; Laurence Rossignol,ancienne ministre des droits des femmes, vice-présidente du Sénat, présidente de l’Assemblée des femmes ; Muriel Salmona, psychiatre, présidente de l’Association mémoire traumatique et victimologie ; Coline Serreau,cinéaste ; Najat Vallaud-Belkacem, ancienne ministre des droits des femmes.