POUR UNE PROTECTION CONSTITUTIONNELLE
ET UN RENFORCEMENT DE L’ACCÈS À L’INTERRUPTION VOLONTAIRE DE GROSSESSE
Le 24 juin 2022, la Cour suprême des États-Unis a opéré un revirement de jurisprudence spectaculaire, quoiqu’attendu, en annulant l’arrêt Roe vs Wade, lequel protégeait à l’échelle fédérale le droit à l’avortement, ouvrant ainsi la possibilité de restreindre ou d’interdire ce droit à l’échelon des États fédérés. À la suite de cette décision, pas moins de cinq propositions de loi ont été déposées, à l’Assemblée nationale et au Sénat, visant à constitutionnaliser le droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Ces initiatives semblent rencontrer un écho favorable dans la population française.
Dans les prochaines semaines, cette question sera donc débattue dans notre Hémicycle et la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes a très logiquement tenu à faire entendre sa position et à faire valoir, de façon transpartisane, son analyse et ses recommandations sur ce sujet.
Le suivi des auditions de la commission des lois et nos propres réflexions, éclairés notamment par les travaux antérieurs de notre Délégation, nous ont ainsi conduits :
● à mettre en garde contre les arguments qui laisseraient accroire que l’IVG serait insusceptible d’être remise en cause en France et jouirait déjà d’une solide protection constitutionnelle ;
● à soutenir avec force l’inscription explicite du droit à l’interruption volontaire de grossesse, que nous considérons comme un droit fondamental, dans le texte constitutionnel ;
● à rappeler également les difficultés que rencontrent aujourd’hui les femmes qui recourent à l’IVG et à formuler certaines recommandations à cet égard.
Le chemin vers la constitutionnalisation de l’IVG sera long, difficile et incertain. Nous sommes pourtant convaincus qu’il existe et qu’il convient en tout état de cause de tenter de le tracer. Si l’adoption d’un ou plusieurs textes par l’Assemblée nationale semble peu douteuse, la première des difficultés consistera à faire adopter le texte par le Sénat, préalable indispensable à toute révision constitutionnelle, qu’elle aboutisse ensuite par la voie d’un référendum, ou d’un Congrès si un projet de loi venait à être déposé.
Or, vous n’êtes pas sans savoir que le Sénat, dans la continuité de sa commission des lois, a rejeté le 19 octobre dernier la proposition de loi constitutionnelle de Mme la sénatrice Mélanie Vogel, qui visait à protéger le droit à l’IVG et à la contraception. À la lecture du rapport de Mme la sénatrice Agnès Canayer, ce rejet s’est appuyé sur quatre principaux arguments de fond et deux arguments de forme. Sur le fond :
– le premier argument avancé est celui de l’absence supposée de remise en cause, en France, du droit à l’IVG, le rapport précisant qu’aucun parti politique n’a, à ce jour, remis en question le principe de l’IVG ou celui de la contraception ;
– en deuxième lieu, le rapport soutient qu’il est inopportun d’importer en France un débat qui serait strictement lié au caractère fédéral des États‑Unis ;
– le troisième et principal argument de la rapporteure consiste à affirmer que le droit à l’IVG disposerait en France d’une protection juridique solide et durable, le Conseil constitutionnel s’étant prononcé à quatre reprises sur l’IVG, jugeant toujours cette dernière conforme à la Constitution, sur le fondement, notamment, de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) de 1789 ;
– enfin, la rapporteure considère que cette inscription dans la Constitution reviendrait en quelque sorte à ouvrir une « boîte de Pandore » : la constitutionnalisation du droit à l’IVG constituerait le prélude à « un changement de nature du texte constitutionnel », lequel devrait se borner à organiser les rapports entre les pouvoirs publics. Elle pourrait, toujours selon le rapport sénatorial, conduire à des velléités de constitutionnalisation d’autres droits récemment consacrés par le législateur.
Nous n’avons pas été convaincus par ces arguments.
– Selon nous, l’absence actuelle de remise en cause du droit à l’IVG en France constitue précisément la raison pour laquelle ce droit peut et doit être inscrit dans la Constitution dès maintenant : le large consensus prévalant entre les formations politiques et parmi les citoyens sur ce sujet est la preuve que l’IVG fait partie intégrante des valeurs fondamentales de notre pays et de son pacte social et républicain tel que nous le concevons désormais.
Toutefois, l’on ne peut ignorer – ce que les associations n’ont pas manqué de nous rappeler – que les ennemis de l’IVG à travers le monde sont nombreux, puissamment organisés et qu’ils disposent d’importants financements. En France même, des mouvements, tels que celui qui se nomme lui-même « la nouvelle génération pro-vie », se structurent progressivement, et ont vu dans la décision de la Cour suprême américaine un signal très encourageant. Faudrait-il dès lors attendre que de tels mouvements prennent de l’ampleur et reçoivent des traductions dans la sphère politique pour réagir et affirmer que l’IVG est, dans notre société telle que nous la concevons, un droit fondamental ?
– Ensuite, s’agissant de l’importation en France d’un débat qui serait propre aux États-Unis et à leur système fédéral : nous ne comprenons pas cet argument. Certes, la France n’est pas un État fédéral ; certes, aucun territoire décentralisé ne dispose de compétences en matière de droits et libertés. Toutefois, ne pouvons-nous assumer le fait que la constitutionnalisation a précisément pour but d’anticiper le cas de figure où une majorité élue à l’Assemblée nationale souhaiterait restreindre fortement voire interdire le droit à l’IVG sur l’ensemble de notre territoire ? L’anticipation du risque de dérives réactionnaires voire autoritaires n’est-elle pas justement ce qui a conduit à constitutionnaliser l’abolition de la peine de mort, ou à incorporer explicitement à notre texte fondateur, dans son Préambule, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et le Préambule de la Constitution de 1946 ? Peut-on vraiment affirmer qu’une telle hypothèse relève de la politique fiction, alors que de fortes restrictions ou des menaces pèsent sur l’IVG aujourd’hui non seulement aux États‑Unis, mais également dans des pays européens ? Nous pouvons citer à cet égard la Pologne, où un registre des grossesses a même récemment été mis en place, la Hongrie, l’Italie, et peut-être bientôt la Suède. Il est probable que personne n’aurait envisagé une telle situation il y a seulement quelques années et nous souhaitons donc insister sur la nécessité de nous garder de toute illusion de la fin de l’Histoire.
Il est à cet égard intéressant de relever qu’à l’occasion des Midterms qui se sont tenues la semaine dernière aux États-Unis, plusieurs États américains, comme le Michigan, la Californie ou le Vermont, ont réagi et consulté leur population, sous la forme de référendums, afin d’inscrire dans leur Constitution le droit à l’IVG ou à l’autonomie reproductive. Le « oui » l’a emporté dans ces trois États avec des majorités confortables. Bien entendu, dans ces États comme en France, la constitutionnalisation de l’IVG ne constituerait pas un rempart intangible et infranchissable contre toute régression, mais elle rendrait son interdiction ou sa forte restriction bien plus difficiles : en France, cela impliquerait un accord entre l’Assemblée nationale, le Sénat et le peuple constituant, ou entre l’Assemblée nationale, le Sénat et le Président de la République, une majorité des trois cinquièmes du Congrès étant en outre requise dans ce dernier cas. Faute d’obtenir un tel accord, une majorité à l’Assemblée nationale ne pourrait supprimer seule le droit à l’IVG, ou alors elle devrait s’exposer clairement en décidant de se placer en dehors des règles constitutionnelles et donc de l’État de droit. Selon nous, ce serait en revanche tout à fait envisageable dans l’état actuel du droit.
– C’est ici qu’il convient d’apporter une réponse à l’argument selon lequel des régressions sur l’IVG seraient déjà impossibles car celui-ci disposerait d’une protection juridique solide à travers la jurisprudence actuelle du Conseil constitutionnel. Nous nous inscrivons en faux contre ce raisonnement. Contrairement à ce qui a pu être avancé ici ou là, le Conseil constitutionnel n’a pas explicitement consacré un droit positif à l’avortement. En effet, sur les questions dites « de société », le Conseil constitutionnel ne dispose pas dans le bloc de constitutionnalité de fondements juridiques lui permettant de se prononcer. Et pour cause, les droits fondamentaux rattachés à notre Constitution l’ont été à travers des textes rédigés en 1789 et en 1946. Il s’est donc toujours montré extrêmement prudent, s’en remettant largement et logiquement à l’appréciation du législateur. Ainsi, sur les sujets de société, le Conseil constitutionnel a à maintes reprises, et dès 1975 sur l’IVG, rappelé qu’il « ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement », laissant entendre par là qu’il ne saurait se prononcer sur des questions que la Constitution n’évoque pas.
Dans cette même décision de 1975 , le Conseil s’est borné à considérer que la loi, dans sa version initiale, « ne [portait] pas atteinte au principe de liberté posé à l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ».
Dans sa décision de 2001 , après avoir rappelé qu’il ne disposait pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision équivalent à celui du législateur, le Conseil a été plus loin en considérant :
– « qu’il est à tout moment loisible [au législateur], dans le domaine de sa compétence, de modifier des textes antérieurs ou d’abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d’autres dispositions » ;
– « que l’exercice de ce pouvoir ne doit pas aboutir à priver de garanties légales des exigences de valeur constitutionnelle ».
Il concluait ainsi que les dispositions élargissant les conditions d’accès à l’IVG n’avaient pas « rompu l’équilibre que le respect de la Constitution impose entre, d’une part, la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation et, d’autre part, la liberté de la femme qui découle de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ».
Dans ses deux décisions ultérieures concernant l’IVG, le Conseil n’a plus fait mention de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et s’est borné à indiquer que les dispositions de la loi « ne [méconnaissaient] aucune exigence constitutionnelle ».
Le Conseil constitutionnel n’a donc pas explicitement consacré de droit positif à l’IVG, tout au plus l’a-t-il fait de manière indirecte, dans sa décision de 2001 faisant référence à l’article 2 de la DDHC et à la liberté de la femme qui en découle, cette formulation n’ayant pas été reprise dans les deux décisions suivantes. Il n’est donc absolument pas certain qu’une loi plus restrictive, voire interdisant l’IVG, si tant est qu’elle contienne quelques exceptions ou « garde-fous », serait censurée par le Conseil constitutionnel.
On le voit, une protection jurisprudentielle est toujours incertaine. Elle peut en outre faire l’objet d’évolutions, voire de revirements, comme cela a été le cas aux États‑Unis, ceux-ci étant d’autant plus plausibles que la construction jurisprudentielle est fragile. À cet égard, il paraît utile, pour mémoire, de redonner lecture de l’article 2 de la DDHC de 1789 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression. » Ainsi que vous pouvez le constater, le lien entre ce texte et l’interruption volontaire de grossesse est pour le moins ténu. Aussi nous permettons-nous de formuler la question suivante : dans le scénario que nous avons décrit précédemment, avec une majorité anti-choix récemment élue au suffrage universel, le Conseil constitutionnel, saisi d’une loi restreignant les conditions d’accès à l’IVG, ne se trouverait-il pas dans une position très délicate s’il envisageait de censurer une loi adoptée en se fondant sur ce seul article 2 de la DDHC ? Un article qui ne mentionne ni la grossesse, ni les femmes, ni les droits reproductifs, ni le droit à disposer de son corps et encore moins l’IVG, et dont la rédaction, en 1789, est antérieure de près de deux siècles à l’autorisation de l’IVG en France ? Rappelons que c’est sur le fondement d’un article similairement éloigné du sujet que l’arrêt Roe vs Wade avait été pris en 1973, et que la Cour suprême américaine a balayé sa propre jurisprudence en 2022 en indiquant tout simplement que « la Constitution ne fait pas référence à l’avortement », ce qui est difficile à nier s’agissant de la Constitution américaine… comme de la Constitution française dans sa rédaction actuelle.
– Enfin, nous reviendrons plus rapidement sur l’argument qui consiste à craindre que l’inscription de l’IVG dans la Constitution ne transforme la nature de ce texte, dont la vocation serait uniquement d’organiser les pouvoirs publics et les rapports entre ces pouvoirs : comme nous l’avons déjà indiqué, le texte constitutionnel contient en réalité déjà, à travers son Préambule, deux listes de droits fondamentaux : pour résumer, les droits civils et politiques dans la déclaration de 1789, et les droits économiques et sociaux dans le Préambule de 1946. Ce préambule crée d’ailleurs le concept intéressant de « principes particulièrement nécessaires à notre temps », afin en quelque sorte d’expliciter l’actualisation nécessaire des droits énoncés en 1789. Il ne nous semble donc en aucun cas incongru, ces deux déclarations ayant valeur constitutionnelle au même titre que n’importe quel article de la Constitution, de procéder à une réactualisation des droits fondamentaux, tels qu’ils résultent de l’évolution de notre société au cours des quelque 80 années qui nous séparent désormais de la rédaction du Préambule de 1946. Nous considérons pour notre part que le droit à l’IVG n’est pas un droit contingent, qu’il représente un préalable incontournable au droit des femmes à disposer de leur corps, et qu’il constitue donc aujourd’hui un aspect fondamental et central de notre pacte social et de notre modèle de société. On pourrait enfin relever qu’outre les droits contenus dans la Constitution à travers son Préambule, d’autres droits et principes fondamentaux ont été intégrés dans le corps même de la Constitution par différentes révisions, tels que le principe de parité, ajouté à la Constitution en 1999, la Charte de l’environnement, en 2005, ou l’interdiction de la peine de mort, en 2007. Il paraît donc difficile de soutenir que la constitutionnalisation du droit à l’IVG porterait particulièrement atteinte à la nature du texte constitutionnel.
Nous souhaitons ajouter qu’en apportant une protection constitutionnelle au droit à l’IVG, la France confirmerait son attachement aux droits des femmes, qui constituent, nous l’espérons, l’un des piliers centraux des valeurs républicaines telles que nous les concevons aujourd’hui. Elle enverrait ainsi un message très fort aux autres pays. En prenant cette initiative, dans un domaine où elle est diplomatiquement active et attentivement regardée, la France pourrait créer, à l’instar des États fédérés américains précédemment cités, une force d’entraînement, au niveau européen et international. Cela conforterait les mouvements féministes des autres pays et leur permettrait de faire avancer leur combat sur place. Enfin, la France soutient aujourd’hui l’inscription du droit à l’IVG dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, et sa position serait grandement confortée si elle parvenait à inscrire ce droit dans sa propre Constitution.
Bien entendu, la nature du texte constitutionnel nous impose d’avancer sur ce sujet avec rigueur, et dans un souci de concertation et d’unité. De ce point de vue, deux arguments du rapport de Mme la sénatrice Agnès Canayer, portant cette fois-ci non sur le fond mais sur la forme, ont retenu notre attention. Ces points ont également été largement évoqués lors des auditions conduites conjointement avec la commission des lois et lors des réunions de commission à l’Assemblée nationale.
En premier lieu, les difficultés soulevées par la formulation du texte. Sur ce point, trois aspects retiendront toute notre attention pendant les discussions en séance :
– l’emplacement dans le texte : le débat persiste sur le point de savoir si un tel droit devrait être inscrit à l’article 1er de la Constitution, dans la continuité de l’alinéa sur la parité, ou par la création d’un article 66‑2 au titre VIII de la Constitution relatif à l’autorité judiciaire ;
– la mention ou non du droit à la contraception ;
– la formulation en elle-même ne doit pas créer de confusion sur le fait que ce droit est un droit individuel de la personne enceinte, et qu’il ne peut en aucun cas être invoqué par un tiers, comme le père ou le géniteur, mais aussi le conjoint ou la conjointe ; les formulations désormais retenues par les deux textes qui seront en discussion en séance semblent avoir permis d’éviter cet écueil ;
– enfin, une formulation trop inconditionnelle pourrait laisser entendre que le législateur ne pourrait fixer de bornes à ce droit. Ce point pourrait être à l’origine de réticences de la part d’une partie de nos collègues.
Au terme de ces réflexions, nous considérons tout d’abord pour notre part que la place dans la Constitution comme la formulation doivent être principalement déterminées dans l’optique de recueillir le plus large consensus entre les différentes formations politiques qui composent le Parlement.
De ce point de vue, si nous estimons que l’insertion à l’article 1er de la Constitution serait plus cohérente et aurait une plus forte valeur symbolique, nous tenons à rappeler que sa valeur juridique serait exactement la même en cas de positionnement dans un article 66-2. Nous considérons également qu’il serait cohérent et logique que la contraception soit également protégée, au même titre que le droit à l’IVG, ces deux droits étant évidemment complémentaires. Enfin, il nous semble qu’une formulation positive du type « la loi garantit » aurait l’avantage de préciser que ce droit peut être encadré par le législateur et n’est pas inconditionnel. Afin d’éviter que cet encadrement devienne restriction, la mention d’un droit libre et effectif pourrait également être intéressante.
Toutefois, nous souhaitons avant tout nous centrer sur le sens profond de notre intention : celle-ci consiste à offrir un appui crédible et explicite au Conseil constitutionnel afin de prévenir des menaces futures contre l’IVG et les droits des femmes. Nous voterons donc pour les deux textes qui nous sont soumis et qui portent tous deux fermement cette intention.
En second lieu, le rapport du Sénat mentionne le caractère inapproprié de la procédure, une révision constitutionnelle issue d’une initiative parlementaire imposant l’organisation d’un référendum qui risquerait de créer une opportunité pour les mouvements ultra-conservateurs anti-choix de se structurer et de monopoliser le débat afin de s’attaquer aux droits des femmes en général, alors même que le doit à l’avortement est aujourd’hui consensuel dans notre société. Nous partageons cet avis mais considérons que l’adoption par l’Assemblée nationale et la transmission au Sénat d’un texte ou de deux textes, dont le contenu et la formulation auront été travaillés en séance, et auront recueilli une majorité aussi large et transpartisane que possible, enverrait un signal fort au Gouvernement. Celui-ci aurait ensuite la possibilité ou d’inscrire à l’ordre du jour du Sénat l’une des propositions transmises, ou d’y déposer un projet de loi en retenant les termes semblant pouvoir permettre de dégager le plus grand consensus, certaines nouvelles améliorations rédactionnelles étant susceptibles d’émerger entre-temps.
Nous suggérons également à nos collègues qui sont convaincus de cette démarche de se rapprocher, au sein de leurs formations politiques, de leurs territoires, ou des différents organismes auxquels ils appartiennent, d’ouvrir le dialogue, comme nous souhaitons pour notre part le faire, avec ceux de nos collègues sénateurs, qui, sans être diamétralement opposés à la démarche, n’en ont pas encore été pleinement convaincus. 311 suffrages ont été exprimés au Sénat, il fallait donc 155 voix pour, et la proposition de loi de Mme la sénatrice Mélanie Vogel en a recueilli 139. 16 voix seulement ont manqué pour trouver une majorité au Sénat sur cette initiative, il existe donc probablement une voie pour faire aboutir cette révision constitutionnelle qui marquerait une nouvelle étape majeure pour ancrer profondément les droits des femmes dans notre pacte social.
Recommandations issues de la première partie
Recommandation n° 1 : appuyer de notre vote à l’Assemblée nationale toutes les initiatives, en cours ou à venir, permettant de conférer au droit à l’interruption volontaire de grossesse une protection constitutionnelle.
Recommandation n° 2 : privilégier, dans un esprit de dialogue, une formulation et une place dans le texte constitutionnel susceptibles de recueillir un consensus large au sein des différentes formations politiques qui composent le Parlement.
Recommandation n° 3 : ouvrir le dialogue avec les sénateurs afin de trouver une voie pour faire aboutir la procédure.
Recommandation n° 4 : en cas d’adoption d’un texte par l’Assemblée nationale, encourager le Gouvernement à déposer un projet de loi en ce sens, en cohérence avec la position européenne et internationale de la France sur ce sujet.
Dans la première partie de cette communication, nous avons pris le soin de mentionner tous les éléments qui nous semblaient susceptibles d’alimenter les réflexions des uns et des autres sur les textes dont nous sommes actuellement saisis sur la constitutionnalisation de l’IVG. En complément de ces éléments, et non en opposition avec eux, il nous a toutefois paru nécessaire de rappeler que la lutte pour l’accès libre et effectif à l’IVG ne se livre pas uniquement dans nos hémicycles, mais également chaque jour sur le terrain. De nombreux opposants au texte ont fait valoir que la constitutionnalisation du droit à l’IVG n’était pas utile, ou pas prioritaire, et qu’il valait mieux se concentrer sur l’amélioration de l’accès à l’IVG. À l’instar de l’ensemble des associations de terrain que nous avons auditionnées, nous considérons au contraire que ces deux combats se complètent et s’enrichissent mutuellement, et que porter l’un n’exclut en aucun cas la nécessité de poursuivre l’autre.
Nous reviendrons d’abord sur certains faits et avancées essentiels, avant de rappeler les principaux points d’attention, souvent déjà identifiés par les précédents travaux de notre Délégation sur ce sujet, sur lesquels nous devons continuer à exercer toute notre vigilance.
Quelques données et rappels historiques tout d’abord :
– la stabilité des chiffres relatifs à l’IVG depuis le début des années 1980 est remarquable : le nombre d’IVG réalisées annuellement se situe invariablement autour de 200 000, le taux annuel de recours à l’IVG pour les femmes de 15 à 49 ans s’établissant autour de 15 pour 1 000 et le nombre moyen d’IVG par femme autour de 0,5. Environ 1/3 des femmes auront recours au cours de leur vie à une ‑ ou plus rarement plusieurs IVG. Le nombre d’IVG pour 100 naissances oscille quant à lui entre 26 et 30 sur toute la période ;
– la loi Veil dans sa version de 1975 prévoyait que la femme enceinte « que son état plaçait dans une situation de détresse » pouvait demander à un médecin l’interruption de sa grossesse, avant la fin de la dixième semaine. L’interruption de la grossesse ne pouvait être réalisée que dans un hôpital et était soumise à un délai de réflexion et à la réalisation préalable de deux consultations, l’une médicale, l’autre psycho-sociale. Pour les femmes mineures, l’autorisation d’un représentant légal était requise ;
– en 2001, la loi Veil a été largement réformée : le délai de recours a été porté à douze semaines, l’IVG rendue possible en médecine de ville, les mineures pouvant y recourir sans autorisation parentale et la consultation psycho-sociale n’étant plus obligatoire pour les femmes majeures ;
– en 2014, une nouvelle réforme fondamentale a supprimé la mention de « situation de détresse » pour pouvoir recourir à l’IVG, la loi prévoyant désormais qu’une femme « qui ne veut pas poursuivre sa grossesse » peut demander une IVG. À travers cette formulation, apparaissait donc en droit, car c’était déjà le cas en fait, la liberté individuelle à disposer de son corps ;
– en 2017, le délit d’entrave à l’IVG, précédemment reconnu par une loi de 1993, et qui se caractérisait par le fait d’empêcher ou de tenter d’empêcher de pratiquer ou de s’informer sur une IVG, est étendu ;
– enfin, il y a huit mois à peine, en mars 2022, le délai de recours légal est passé de 12 à 14 semaines, à la suite de l’adoption de la proposition de loi de Mme Albane Gaillot visant à renforcer le droit à l’avortement.
Cette proposition de loi, largement inspirée d’un rapport de la Délégation aux droits des femmes de septembre 2020, prévoit également d’autres avancées :
– les sages-femmes, autorisées depuis janvier 2016 à pratiquer l’IVG médicamenteuse, peuvent désormais réaliser des IVG chirurgicales jusqu’à la fin de la dixième semaine de grossesse, dans les établissements de santé ;
– par ailleurs, le délai de recours à l’IVG médicamenteuse pratiquée en cabinet libéral est désormais étendu à 7 semaines de grossesse (contre 5 auparavant). Les IVG médicamenteuses pourront également donner lieu à une téléconsultation avec délivrance des médicaments en pharmacie d’officine. Elles représentent aujourd’hui une large majorité des IVG réalisées, ce que ces dispositions vont encore permettre d’accentuer. Ceci constitue un réel progrès ;
– en outre, le texte prévoit qu’un répertoire recensant les professionnels et structures pratiquant l’IVG devra être disponible dans les agences régionales de santé et faire l’objet d’une publication. Il s’agissait là encore d’une recommandation formulée par notre Délégation, qui préconisait d’adapter sur le plan national des initiatives locales telles que celle instaurée par le réseau entre la ville et l’hôpital pour l’orthogénie (REVHO) en Île-de- France ;
– enfin, le délai de réflexion de deux jours, souvent mal vécu, les femmes consultant en vue d’une IVG ayant déjà eu l’occasion de peser en conscience leur décision, n’est plus obligatoire que pour les femmes mineures non émancipées.
Si nous saluons ces incontestables avancées législatives, il nous semble toutefois indispensable de réitérer certains points de vigilance majeurs, afin de lever les obstacles à la pleine effectivité de ce droit fondamental.
Tout d’abord, nous ne pouvons que déplorer les stigmatisations encore trop nombreuses rapportées par les femmes ayant eu recours à l’IVG aux différentes étapes de leur parcours. Des propos dans le meilleur des cas maladroits, dans le pire des cas inacceptables, sont encore trop souvent rapportés : mise en doute de l’incapacité de la demandeuse à faire face à sa grossesse, interrogations voire remise en cause de son style de vie, etc. Ces remontées du terrain nous montrent s’il était besoin combien il est nécessaire d’affirmer avec la plus grande force que l’IVG est un droit fondamental, et non une simple tolérance pouvant donner lieu à des jugements culpabilisateurs.
Ces jugements culpabilisateurs trouvent un certain écho dans le maintien à notre sens injustifié de la double clause de conscience. Le texte initial de la proposition de loi d’Albane Gaillot prévoyait de supprimer la clause de conscience spécifique à l’IVG mais cette disposition a été supprimée lors de la deuxième lecture du texte.
Il convient de rappeler qu’une clause générale réglementaire concernant tous les actes médicaux permet au personnel de santé de ne pas pratiquer d’IVG, à l’instar de tout acte médical. L’article R4127-47 du code de la santé publique prévoit en effet qu’« un médecin a le droit de refuser ses soins pour des raisons professionnelles ou personnelles ». Nous tenons donc à réitérer une recommandation déjà formulée par notre Délégation, de s’en tenir à cette seule clause générale, et de supprimer la seconde clause, de nature législative, spécifique aux actes d’avortement. La survivance de cette clause, qui procède de la rédaction originelle, très restrictive, de la loi de 1975, désigne très clairement l’IVG en tant qu’acte médical à part et stigmatisant tant pour les patientes qui y ont recours que pour les professionnels qui le pratiquent.
Nous ne pouvons pas non plus éluder la question très concrète et essentielle de l’accès territorial inégal à l’acte qu’est l’interruption volontaire de grossesse. Une enquête du ministère de la santé publiée en septembre 2019 mettait en lumière d’importantes disparités territoriales, indiquant que le délai moyen d’attente était de 3 jours dans les territoires les mieux lotis, à 11 jours environ dans les territoires disposant le moins de moyens matériels et humains pour pratiquer les IVG. Le délai national moyen s’établissait selon cette enquête à 7 jours.
Toutefois, la carte présentée dans cette enquête retenait l’échelon régional pour calculer ces délais, un échelon qui nous semble trop large et peut masquer des disparités plus importantes au sein d’une même région. De plus, les délais ainsi présentés ne pouvaient mesurer l’errance médicale qui précède le premier contact avec un praticien libéral ou une structure pratiquant l’IVG. Enfin, les délais se sont notoirement allongés pendant et depuis la crise sanitaire, tant et si bien que certaines femmes se voient annoncer des délais supérieurs à deux voire trois semaines, ou même parfois une impossibilité de bénéficier d’une IVG à une distance raisonnable de leur domicile. Le parcours qui en résulte peut ainsi conduire à des difficultés matérielles et des situations de détresse et de traumatisme importants, voire à un dépassement des délais légaux, contraignant celles qui en ont les moyens à se rendre à l’étranger pour avorter.
Cette situation préoccupante résulte en grande partie du manque de professionnels pratiquant l’IVG. Elle rend d’autant plus urgente la mise à disposition par les agences régionales de santé (ARS) des listes de praticiens prévues par la loi de 2022, et nous serons extrêmement attentifs à ce que celles-ci soient mises à disposition dans les meilleurs délais et actualisées régulièrement, ce qui ne semble pas être le cas aujourd’hui.
Rappelons pourtant qu’aux termes de l’article L. 2212-8 du code de la santé publique et de son décret d’application, les établissements hospitaliers publics « qui disposent de lits ou de places autorisés en gynécologie-obstétrique ou en chirurgie ne peuvent refuser de pratiquer des interruptions volontaires de grossesse ».
Qu’en outre, si « un établissement de santé privé peut refuser que des interruptions volontaires de grossesse soient pratiquées dans ses locaux, ce refus ne peut être opposé par un établissement de santé privé habilité à assurer le service public hospitalier que si d’autres établissements sont en mesure de répondre aux besoins locaux ».
Le problème renvoie donc à la problématique plus globale de la démographie médicale, exacerbée en l’espèce par la pyramide des âges des médecins pratiquant l’IVG, qui sont pour nombre d’entre eux des médecins militants arrivant aujourd’hui à l’âge de la retraite.
La mission d’information conduite en 2020 par notre Délégation avait souligné ces difficultés liées à la pénurie de professionnels ou de structures de santé pratiquant l’IVG, notamment dans ce qu’on appelle les « déserts médicaux ». La loi du 2 mars 2022 a ainsi introduit, comme on l’a vu, la possibilité pour les sages‑femmes d’effectuer des IVG chirurgicales en établissements hospitaliers. Nous devrons donc être particulièrement vigilants à l’application de ces dispositions, qui nécessite encore que soient pris des textes d’application. En effet, les représentants de l’Ordre national des sages-femmes font d’ores et déjà valoir des difficultés à concrétiser les conventions, du ressort des ARS, qu’elles doivent passer pour cela avec un établissement de santé public ou privé et auxquelles la pratique de l’IVG est conditionnée lorsqu’elle s’exerce dans un cadre libéral. En effet, pour conclure ces conventions, les sages-femmes doivent justifier d’ « une pratique suffisante et régulière des interruptions volontaires de grossesse médicamenteuses dans un établissement de santé, attestée par le directeur de cet établissement sur justificatif présenté par le responsable médical concerné ». En pratique, une telle justification passe par la réalisation d’une formation théorique complétée par une formation pratique prenant la forme d’un stage dans l’établissement de santé signataire de la convention. Or, la réalisation du stage auquel elles sont assujetties se heurte à un manque de moyens et de places de stage disponibles et, comme pour la problématique de l’accès à l’IVG en général, à l’absence d’engagement de certains chefs de service.
Sur ce point également, nous considérons qu’il conviendra d’exercer notre vigilance, le Gouvernement devant remettre au Parlement, dans un délai d’un an à compter de la promulgation de la loi, un rapport sur l’application de ces dispositions.
Enfin, nous tenons à rappeler qu’une nouvelle revalorisation du tarif forfaitaire de l’activité d’IVG s’impose : le manque de praticiens est en effet également imputable à un certain désintérêt pour cet acte insuffisamment rémunéré et peu valorisé. Cette situation est particulièrement prégnante en outre‑mer, où les prix des médicaments peuvent varier du simple au double alors même que le prix du forfait pour une IVG médicamenteuse est basé sur le prix du médicament dans l’Hexagone. En conséquence, il conviendrait d’établir un forfait différencié pour les départements et régions d’outre-mer, qui prenne en compte la différence de coût constatée sur ces territoires.
Pour finir, nous tenons à insister sur la nécessité d’instaurer une exonération généralisée d’avance de frais pour les consultations et actes liés à un parcours d’IVG. La réalisation de l’IVG elle-même est certes remboursée à 100 % par l’Assurance maladie depuis mars 2013 et le parcours d’IVG, c’est‑à‑dire l’ensemble des actes associés, depuis avril 2016. Il n’en demeure pas moins que la majorité des femmes doit procéder à l’avance des frais, seules les jeunes femmes mineures, les bénéficiaires de la couverture maladie universelle complémentaire et de l’aide médicale de l’État en étant exonérées. Cette avance de frais peut constituer une entrave à l’accès à ce droit fondamental, pour des raisons financières ou de garantie de la confidentialité de la démarche. Ce problème est particulièrement sensible pour les jeunes majeures, qui représentent une très large part des personnes ayant recours à l’IVG.
Il convient enfin de rappeler avec force l’importance capitale de l’éducation à la vie sexuelle et affective, et la nécessité d’appliquer de manière effective l’article L. 312-16 du code de la santé publique. Issu de la loi du 4 juillet 2001 relative à l’IVG et à la contraception, et complété à plusieurs reprises, cet article prévoit qu’« une information et une éducation à la sexualité sont dispensées dans les écoles, les collèges et les lycées à raison d’au moins trois séances annuelles et par groupes d’âge homogènes. » Or, l’ensemble des rapports et études produits sur la mise en œuvre de ces dispositions, ainsi que les représentants des différentes professions de santé et des associations féministes, regrettent que ces dispositions ne soient appliquées que de façon très parcellaire et inégale sur le territoire. Le rapport de notre collègue Prisca Thévenot sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2023 a largement confirmé ce constat. Si nous saluons l’annonce faite le 16 septembre 2022 par le ministre de l’éducation nationale de relancer ce dispositif et d’assurer sa réelle application, nous considérons que la Délégation devrait suivre avec une particulière attention les suites données à ces annonces.
Recommandations issues de la seconde partie
Recommandation n° 5 : faire de l’accès à l’IVG et de sa reconnaissance comme droit fondamental reconnu par la Constitution des problématiques complémentaires et non exclusives l’une de l’autre
Recommandation n° 6 : supprimer la clause de conscience spécifique à l’IVG pour s’en tenir à la clause générale que les professionnels de santé peuvent invoquer pour tout acte médical
Recommandation n° 7 : veiller à la publication du décret d’application des dispositions de la loi du 2 mars 2022 permettant aux sages‑femmes de pratiquer, sous certaines conditions, des IVG chirurgicales
Recommandation n° 8 : veiller à l’établissement effectif et à l’actualisation régulière par les agences régionales de santé des listes de professionnels et établissements de santé pratiquant l’IVG, prévues par la loi du 2 mars 2022.
Recommandation n° 9 : revaloriser le tarif forfaitaire de l’activité d’IVG et instaurer un forfait différencié dans les départements et régions d’outre-mer.
Recommandation n° 10 : instaurer une exonération universelle d’avance de frais pour l’IVG et le parcours associé.
Recommandation n° 11 : faire appliquer l’article L. 1312-16 du code de la santé publique sur l’éducation à la sexualité, et notamment rendre effectives les trois séances annuelles obligatoires.
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